Où allons-nous ? Au Sénégal, entre la Casamance et la capitale
À quelle époque ? Contemporaine
Venez, je vous raconte de quoi il est question :
Incontestablement, Un Dieu et des mœurs manquait cruellement à mes lectures. J’ai découvert la plume d’Elgas à travers son dernier roman, sorti cette année : Mâle Noir. Et j’avoue qu’en le lisant en premier, j’étais passée à côté de nombreux éléments inhérents à la philosophie de cet auteur sénégalais contemporain et engagé !
Un Dieu et des mœurs est rédigé sous la forme d’un carnet de voyage. L’auteur, sociologue et journaliste (ses chroniques littéraires sont d’une grande qualité, je vous invite à les lire), revient au pays en 2013, après quatre ans d’absence. Son pays de résidence, c’est désormais la France, où il poursuit un doctorat.
Dans cet ouvrage, Elgas porte un regard neuf, perçant et incisif sur la société sénégalaise contemporaine. Mais il avertit son lectorat : il refuse « toute étiquette », car, selon lui, « toute bonne idée est humaine » et « elle n’est pas colorée racialement ». L’idée à garder à l’esprit, en lisant cet ouvrage, c’est que, pour Elgas, « toute avancée sociétale est essentiellement un pas de plus vers la lumière pour l’humanité ». Mais, avant d’atteindre cette lumière, il faut faire face à l’ombre, ne pas craindre les foudres humaines ou divines, s’exposer, aller au front et être prêt à encaisser les coups.
« En clair et sans craindre le mot, je suis universaliste. Par mégarde, le terme peut souffrir de quelques connotations négatives, il resplendit quand on lui restitue sa valeur intrinsèque : celle qui abolit non les différences mais les barrières, celle qui ne nie pas les identités mais qui proscrit d’évidence les conflits, celle qui ne raye pas les antagonismes passés dans un océan de dilution et d’aliénation, mais qui proscrit la victimisation-excuse, et le ressentiment chronique. Universalité comme source même de l’unicité de la race humaine, universalité qui disqualifie tout racisme, universalité qui refuse de voir en l’Afrique un îlot lointain et spécifique. » (P.298)
Un Dieu et des mœurs dresse quinze portraits (oscillant entre jour et nuit) de Sénégalaises et de Sénégalais, gravitant toutes et tous dans l’environnement plus ou moins proche de l’auteur. Nombreux sont les chapitres s’ouvrant sur untel est mort, unetelle vient d’être enterrée… Alors, si vous êtes à la recherche d’un ouvrage feel good, passez votre chemin. Si, par contre, vous désirez découvrir des vérités (souvent violentes) sur tout ce à quoi doivent faire face des femmes et des hommes qui luttent pour leur survie, vous êtes au bon endroit !
On ne sort pas indemne d’Un Dieu et des mœurs. Chaque portrait s’accroche à nous et nous poursuit longtemps, car Elgas nous expose une réalité contemporaine, souvent niée et presque toujours tue.
Courageusement, il n’hésite pas à s’exposer personnellement dans cet ouvrage : de la réaction hostile de sa mère lorsqu’elle découvre qu’il ne pratique plus sa religion de naissance, à la lettre qu’il écrit à son défunt père (beaucoup, beaucoup d’émotions !), en passant par les conditions de vie de ses jeunes sœurs et le destin de ses amis d’enfance.
Depuis que le monde est monde, il existe sur terre une catégorie d’hommes et de femmes que l’on qualifie « d’éclaireurs ». Leur tâche singulière est loin d’être aisée, car l’une de leurs missions premières est d’éveiller les consciences. Et pour ce faire, ils/elles doivent faire bouger les codes et les mœurs, bousculer les pensées, franchir les barricades du tabou et de l’interdit. Elgas fait partie de ces éclaireurs. Je m’en suis rendu compte en le lisant, mais aussi en prononçant son nom au sein de la communauté littéraire de mon pays de naissance. Souvent, lorsque je le cite, je vois se dessiner un sourire gêné chez mon interlocuteur, surtout chez les hommes. Pour les femmes, la réaction est plus spontanée, plus enjouée, plus compatissante. Normal, d’une certaine manière, vu que l’auteur prend largement leur défense dans Un Dieu et des mœurs.
« Soumises à qui ? Aux hommes. Bourreaux séculaires, protégés par le bouclier traditionnel qui maintient un équilibre qui leur est favorable, ils sont la seule cause de cette sexualité misérable. Ils jubilent et profitent du silence des femmes, et les viols, admis par la culture, ne choquent personne. Drapés derrière la pauvreté, ils déchargent toute la purge séminale d’une vie de pauvres, de pauvres létaux. […] La seule tragédie de la femme africaine, c’est son homme. » (P.117)
Il faut du courage et de l’abnégation pour écrire un tel ouvrage ! Il faut la rage au ventre, aussi : celle qui monte et ne redescend plus devant la perte d’êtres chers, devant certaines absurdités et de grandes injustices. Il faut sentir l’urgence criante au fond de ses tripes, celle qui fait qu’on ne peut plus se taire et que l’on se met à écrire, quitte à être cloué aux piloris par ses pairs, les mœurs de sa société, voir Dieu en personne !
« Cette perte de soi est la voie ouverte aux doutes, aux introspections.
Ai-je accompli un haut acte de trahison à l’égard de mon peuple ? Dans cette nuit à Yoff, je suis envahi par les débuts d’un remords. Ai-je trop brusqué cette tradition sénégalaise ? Ce que je dénonce n’est-il pas le ferment vertueux de ce peuple ? Ne suis-je pas finalement qu’un vulgaire renégat ? Ma volonté d’évolution et de changement, n’est-elle pas que le reflet colonialiste, prétentieux, des ailleurs sur un monde qui se borne à rester inaltéré ? Les questions m’inondent sans jamais trouver de réponses. » (P.242)
Bravo à l’auteur et belle future lecture à vous.
336 pages / Novembre 2015 / Éditions Présence Africaine
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