"Ce petit livre à part me trotte dans la tête depuis mon adolescence. Joyeux, cocasse, il brasse du lourd. Bref, ce ragoût de récits est considérable par son objet. Il dévoile mon chagrin d'être né et les secrets de ma résilience. Ma confiance dans la vie est une conquête. Sans les héros qui hantent ce livre, je l'aurais crue coupante, rancunière et plafonnée. En racontant mon existence réparée, je livre ici les noms de mes maîtres à penser autrement, tous ces inclassables qui m'ont guéri de ma dépression latente, jamais nommée - jusqu'à ce que l'amour absolu m'en sauve absolument. Ces décalés ont fait de moi un optimiste farouche qui n'a pas réponse à tout mais question à tout. Ils ont changé ma vie et peuvent changer la vôtre." (page 11)
Ainsi s'ouvre le dernier livre d'un des auteurs français les plus inclassables du siècle. Sous la forme d'un carnet de notes, aux chapitres polymorphes et anachroniques, Les magiciens, le dernier livre d'Alexandre Jardin est un ouvrage qui, comme son nom l'indique, apporte sa part de magie à notre époque. C'est une ode à la vie et à l'amour (comment pourrait-il en être autrement avec cet auteur ?), c'est aussi l'occasion d'apprendre et de découvrir la vie surprenante et décalée de certains personnages, de grands oubliés de l'Histoire. Introduits par des rencontres ou des connaissances de l'auteur, ces personnages historiques ont encore beaucoup à nous apprendre. Un petit exemple avec Yasuke :
"Au XVIème siècle, cet Africain est devenu le premier samouraï non nippon de l'histoire du Japon. (...) Yasuke voit le jour sur l'île luxuriante de Mozambique, au large du territoire du même nom, dans les années 1530-1540. (...) C'est en traquant un lion agaçant qu'il est capturé par des trafiquants d'esclaves. (...) La traversée jusqu'à Goa, en Inde, port portugais à l'époque, va durer un mois venteux. (...) Fin septembre 1577, le duo embarque pour un voyage qui durera près de deux longues années. Après des escales à Malacca, l'actuelle Malaisie, et Macao, ils rejoignent le Japon clos en juillet 1579." (page 27-28)
Le jeune homme sera par la suite libéré et deviendra un samouraï. A travers ce portrait que vous ne croiserez pas dans les livres d'école, Jardin nous montre que "la couleur d'un être humain ne dépend pas de la pigmentation de sa peau mais de l'opinion qu'il en a". Nous n'appartenons pas à nos origines. Quant au samouraï Yasuke, il nous montre le chemin pour nous évader du carcan de notre identité.
L'auteur revient également sur l'histoire de sa famille, notamment celle de son grand-père, Jean Jardin, collabo sous le Régime de Vichy :
"Un mythe, c'est long à se fissurer, long à dénoncer, long à dépiauter, long à agir de manière infernale sur une famille qui, dès lors, a été fâchée avec le réel, désormais impossible à vivre, au point de fabriquer en série des pendus, des cancers prématurés, des suicides au fusil dans la bouche, des petits bourgeois en quête frénétique d'honorabilité. Ma curiosité opiniâtre et sidérée sera fatale au "mythe Jean Jardin" qui dominait les miens. En publiant en 2012 un petit livre en forme de point final de mes interrogations - Des gens très bien - j'en libère mes propres enfants. Le réel leur sera désormais accessible. Un monde plus propre redémarre à partir de nous. Personne chez les Jardins ne sera plus fou ni pendu. Ni un affreux emballé d'honneurs". (page 87)
Souvent, il évoque aussi ses souvenirs avec son père, décédé lorsque Jardin n'était encore qu'un adolescent.
"Quand papa craignait que notre quotidien soit trop éteint, sans formidable enjeu dramatique, ce poète-né signait des chèques en blanc qu'il planquait dans les bottins des cabines téléphoniques. Puis il revenait dans sa voiture et me déclarait : "Mon chéri, si quelqu'un trouve ce chèque en blanc et l'encaisse, nous sommes ruinés !" (page 36)
Toujours avec la même douce folie littéraire qui lui est inhérente, Jardin nous embarque dans son monde, un univers décloisonné et libre où les seules limites pourraient être le manque d'amour et d'imagination. Il nous invite à nous réinventer une vie plus singulière, plus juste, plus libre dans laquelle l'espoir est omniprésent : "Nous sommes donc nos pensées". (page 41). J'ai particulièrement apprécié l'anecdote au sujet de sa grand-mère qui, toute sa vie, a refusé d'avoir une pièce d'identité, affirmant mordicus qu'elle n'en avait pas besoin, sachant déjà qui elle était ! "Une déclaration de guerre adressée aux puissances normalisatrices du monde". (page 126)
"Cet ouvrage vitaminé est sans doute le plus personnel que j'écrirai jamais, mi-chagrin mi-soleil." (page 16)
Merci, Monsieur Jardin, car votre livre-thérapie contient vraiment de la magie.
272 pages / Sorti le 31 août 2022 aux Editions Albin Michel
Découvrez également le roman La Plus-que-vraie, du même auteur, sorti l'an dernier.
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