Où allons-nous ? Dans la ville de Kalep, au Sumal, un pays fictif de l’Afrique sahélienne
À quelle époque ? Contemporaine
Venez, je vous raconte de quoi il est question :
Il y a encore cinq ans, les habitants de Kalep vivaient en harmonie. Et puis, la guerre éclata, divisant en deux le pays du Sumal. Les djihadistes se sont emparés du Nord, contrôlant et martyrisant les populations au nom d’Allah. Le roman débute sur l’exécution publique de deux jeunes gens, à peine âgés de vingt ans et dont le seul crime fut de s’aimer hors mariage.
« — … Quiconque transgressera la Loi sera puni selon le châtiment prévu par le Noble Coran. Je m’en chargerai personnellement. Sans pitié. Je ne reculerai devant aucun scrupule. Je n’en aurai pas, et appliquerai les châtiments de la Loi, in shaa Allah. Rappelez-vous, habitants de Kalep, que la Loi est la Voie du Salut. Ne l’oubliez jamais, et que nul ne s’avise de penser que les critiques venues d’occident,
qui considèrent la Loi comme une barbarie… » (P.14)
La terreur et l’arbitraire sont omniprésents. Pourtant, un petit groupe d’hommes et de femmes, croyants et cultivés, décident de se rebeller pacifiquement et clandestinement. C’est leur lutte pour survivre et leur combat pour la liberté que nous raconte l’auteur dans son premier roman.
« Le travail commença. Ils ne savaient pas combien de nuits cela prendrait, mais ils s’y mirent. Décider de commencer à se battre, et transformer la peur. C’est le plus important et, naturellement, le plus difficile, pour un homme qui n’est pas libre et qui rêve de sa liberté. » (P.78)
À mon humble avis :
Dès son premier ouvrage, Mohamed Mbougar Sarr a su se faire un nom dans la littérature, aussi bien en Afrique qu’en Europe. Avec Terre Ceinte, le jeune auteur sénégalais (il avait à peine 25 ans lorsque ce livre est sorti) frappe très fort. Son texte est bouleversant, criant d’espoir et de vérité. Sa plume flirte continuellement entre violence, religion et réflexions philosophiques.
Au fil de l’écriture, l’écrivain pousse même l’analyse jusqu’à s’immiscer dans les pensées d’Abdel Karim, le chef de la Fraternité, le lieutenant des groupes djihadistes, responsable des arrestations arbitraires et des assassinats en place publique.
« Il lisait le Coran à mi-voix, susurrait ses vers divins, caressait ces Paroles sublimes qui lui inspiraient fascination, crainte et joie mêlées, s’enivrait des ravissements grandioses que le rythme et les effets de ces lignes sacrées imprimaient à son cœur allégé et pur ; il ressentait le Coran, chaque vers l’emplissait d’un sentiment plus fort que l’Amour, chaque mot était la marque de Dieu, coulait avec limpidité dans ses veines, diffusait en lui une sensation de douce chaleur ; il comprenait tout, et ce splendide poème que Dieu avait inspiré pour sauver les Hommes, lui révélait à chaque nouvelle lecture le secret de la foi,
et lui indiquait la voie du Salut. » (P.171)
Ce qui fait la différence :
Ce livre est un roman sans en être un, car, malheureusement, dans le monde dans lequel de nombreuses populations vivent aujourd’hui, le terrorisme est omniprésent. La mort rôde devant les portes des maisons et plus personne n’est à l’abri de la loi de la Charia. Cette ville imaginaire, Kalep, nous rappelle, bien entendu, celle d’Alep. Mais aussi les derniers événements survenus en Afghanistan à la fin de l’été 2021. Entre splendeur et décadence, entre horreurs et massacres, entre religion et fanatisme : bienvenue en Terre Ceinte !
« — Réponds, traînée ! Où est ton voile ? Il criait désormais. Ses yeux s’étaient injectés de sang, et deux veines étaient apparues à ses tempes. […] Ndey Joor Camara se taisait toujours. Un léger tremblement commençait à secouer son corps. Mais elle se taisait, et regardait devant elle. […] Le serpent de cuir enroula ses anneaux de mort, ondula à terre, puis s’éleva vers le ciel et tournoya. Il déchirait l’air, et ce bruit épouvantable portait en lui toute la rage du bras qui le tenait. »
(P.85 et P.87)
La correspondance entre les deux mères du couple sacrifié au début du roman rappelle les échanges de lettres entre Ramatoulaye et sa meilleure amie, Aïssatou, dans Une si longue lettre de Mariama Bâ. Ou encore dans le roman de Michèle Froissart, Une si longue réponse, chroniqué également sur le site.
« Je n’ai pas pu lire tout l’article qui s’intitulait « Coupables d’aimer ». Je n’ai pas pu aller au-delà de la première phrase que j’ai retenue : « Ils avaient vingt ans ; ils sont morts de s’être aimés, on les a tués au nom d’un prétendu Dieu Amour. » Je n’ai pas pu continuer, tout était dit. » (P. 183)
Et puis, il y a aussi, dans ce livre, beaucoup de questions auxquelles l’auteur ne prétend pas répondre, mais qui, du fait d’être posées, ont la légitimité de permettre à ses personnages de conserver leur part d’humanité, malgré toutes les souffrances morales, physiques et psychologiques qu’ils endurent au quotidien.
Terre Ceinte a été récompensé par le Prix Ahmadou Kourouma en 2015, lors du Salon du Livre de Genève. Ce prix récompense un.e auteur.e d’expression française, africain.e ou d’origine africaine de l’Afrique subsaharienne, « dont l’esprit d’indépendance, de lucidité et de clairvoyance s’inscrit dans l’héritage littéraire et humaniste légué par le romancier ivoirien ». L’ouvrage a également remporté le grand Prix du Roman Métis la même année.
Retenez bien son nom : Mohamed Mbougar Sarr, car il est loin d’avoir encore montré au monde de la littérature de quoi il est capable ! Et il vient juste de sortir un nouveau roman : La plus secrète mémoire des hommes, publié en août dernier, aux éditions Philippe Rey. Je le chroniquerai certainement sous peu.
Bravo à l’auteur et belle lecture à vous.
364 pages / Décembre 2014 / Éditions Présence Africaine
Retrouvez le roman de Mohamed Mbougar Sarr, lauréat du Prix Goncourt 2021: "La plus secrète mémoire des hommes".
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